« Race. Histoires orales d’une obsession américaine » de Studs Terkel (compte-rendu)

« Être noir en Amérique, c’est comme être obligé de porter des chaussures trop petites. Certains s’adaptent. C’est toujours très inconfortable, mais il faut les porter parce que c’est les seules que nous avons. Ça ne veut pas dire qu’on aime ça. Certains en souffrent plus que d’autres. Certains arrivent à ne pas y penser, d’autres non. Quand je vois un Noir docile, un autre militant, je me dis qu’ils ont une chose en commun : des chaussures trop petites. »

Il aura donc fallu vingt ans pour disposer de la traduction de cet extraordinaire recueil d’histoires orales. Par ces multiples récits, se construit un très large panorama de la racialisation des rapports sociaux aux États-Unis.

 Les discours se croisent et se complètent. Les actrices et les acteurs ne taisent pas leurs propres évolutions, résistances ou laissé-aller. Se dessine aussi une certaine mise en histoire, avec des luttes, des actions, des organisations, des avancées déségrégatives, des reculs avec l’ère Reagan et les développements de la crise économique depuis le milieu des années 70.

 Il n’y a pas d’un coté des racistes et d’autres qui ne le seraient pas. Comme le beau titre de l’ouvrage le souligne, il s’agit bien d’une obsession et donc d’une construction racialisante ou raciste globale.

L’histoire officielle s’est écrit en blanc, sans Amérindien-ne-s et sans Noir-e-s esclaves. La démocratie des dominant-e-s est intimement liée aux constructions institutionnelles ségrégatives, à la domination religieuse protestante et à la méritocratie individuelle, dans un contexte de faibles services publics, limitant que peu la marchandisation de l’école, la justice, etc.

 Les récits montrent la force des préjugés construits et reconstruits en permanence dans le fonctionnement de l’État, les espaces publics, l’école, les territoires, les familles et dans les têtes. Visible et invisible, l’autre est en permanence soustrait à sa complexité, l’individu-e isolé-e de ses relations et insertions sociales.

Cette histoire perçue est réduite à une accumulation de faits divers, occultant les fonctionnements et constructions institutionnelles, économiques et sociales. Une lecture, nous isolant, nous les Européen-ne-s de tels propos reclassés en caricatures, pour nous rassurer, loin de nos bonnes pratiques ou aimables pensées, serait non seulement fausse mais désarmante. Elle nous rendrait incapables de nous opposer, surtout en période de crise, à la construction et invention de boucs-émissaires, des autres trop différents, des autres donnés comme seuls responsables de ce qui nous échappent mais que nous participons à construire.

 A lire, faire lire et discuter pour comprendre que le racisme, la racialisation de tout ou partie des relations entre humain-e-s sont une construction sociale mouvante, toujours en recomposition, intime liée aux constructions étatiques et idéologiques indispensables au fonctionnement du mode de production capitaliste. Et, comme toute construction sociale, il est possible de la défaire en la retournant comme un gant au profit de l’auto-émancipation.

 La naturalisation des autres, leur essentialisation à la couleur de la peau, au sexe biologique, aux mesures de l’intelligence, à la taille du patrimoine, aux pratiques sexuelles, aux croyances religieuses, etc. ne saurait se résumer à des opinions ou des préjugés.

 S’y confronter et donner sens à une véritable égalité concrète et permanente, passe par l’auto-organisation, l’autonomie de mobilisation et de pensée, des groupes sociaux opprimés et déniés en regard d’un modèle illusoire mais très efficace (ici l’homme blanc anglo-saxon, protestant de la classe prétendument moyenne). Les effets des fantasmagories des humains sont des forces concrètes, matérielles qui ne sauraient être circonscrites par de seules dénonciations.

Didier Epsztajn

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