Lorsque le monde parlait arabe...


La brillante civilisation qui se développa au Moyen Age dans les pays conquis par les Arabes, mais qu'ils cessèrent de dominer au bout d'un ou deux siècles, est appelée par certains « civilisation arabe », par d'autres « musulmane », par d'autres encore « arabo-musulmane ». Des prises de parti idéologiques, pour et contre le nationalisme arabe moderne, ont suscité, en partie au moins, ce conflit de nomenclatures.

Le terme de « civilisation » est un doublet du terme de «culture » avec tout le flou et toutes les contradictions qui accompagnent en général l'usage courant des mots abstraits dans les langues. La diffusion, assez limitée pourtant, du sens anthropologique plus ou moins précis accolé au mot « culture » tend à spécialiser le mot « civilisation » dans un sens restreint aux phénomènes intellectuels et artistiques les plus prestigieux. Ce sont aussi ces éléments intellectuels et esthétiques de la « civilisation » en question qui ont influencé surtout les civilisations voisines, tout particulièrement l'Europe occidentale chrétienne, au Moyen Age.
A cette époque, tout le monde musulman partageait un grand nombre de traits culturels (au sens le plus large) avec de nombreuses variantes. De l'extérieur, on avait bien le sentiment d'entrer dans un univers spécifique et différent lorsqu'on en franchissait les frontières. Les éléments les plus communs et les plus spécifiques parmi ces traits culturels entraient justement dans cette sphère intellectuelle, esthétique et morale que connote le plus souvent le terme « civilisation ».

 Ce qui était au centre, au noyau de cet univers particulier, différent des autres, c'était la religion, du moins la religion politiquement dominante, l'idéologie d’État, l'Islam. Tous les pays musulmans, malgré leurs différences culturelles et leurs hostilités politiques, malgré même l'alliance éventuelle de certains avec des « infidèles » contre d'autres, formaient ce qu'on peut appeler un bloc idéologico-politique, le dâr al-Islâm, «la demeure de l'Islam ». Le phénomène est plus ou moins comparable avec celui des blocs idéologico-politiques d'aujourd'hui qu'unissent (là aussi très relativement et sur un certain plan seulement comme il est clair depuis une vingtaine d'années) l'idéologie marxiste-communiste et l'idéologie capitaliste libérale respectivement.

 L'unité ne résidait nullement dans la langue parlée ni dans l'origine ethnique qui étaient à cette époque considérées comme des facteurs sans importance politique. Les grandes prouesses intellectuelles et esthétiques de cette civilisation furent réalisées par des gens dont la langue usuelle était indifféremment l'arabe, le turc, le persan, le berbère, d'autres encore. Certains se disaient Arabes, Turcs, Persans, Berbères, etc., beaucoup se considéraient simplement comme des musulmans d'origine mêlée. La civilisation qu'ils produisirent devrait donc plutôt s'appeler musulmane. Pourtant la langue intellectuelle que tous les gens cultivés de l'époque connaissaient, qu'ils employaient le plus souvent quand ils écrivaient des ouvrages de haute tenue intellectuelle - réservant leur langue maternelle pour l'usage familier, pour la poésie et les belles-lettres en général - était l'arabe, langue du Coran, de la théologie et des analyses idéologiques et intellectuelles sérieuses. On a argué qu'on pouvait, dès lors, appeler cette civilisation « arabe », puisqu'on qualifie le romaine une civilisation tout aussi pluri-ethnique dont a langue dominante (avec le grec) était le latin, langue de Rome.

 Ces dénominations ont toutes deux des avantages et des inconvénients. Il est impossible d'exprimer tous les éléments de définition en un seul mot. Le terme de « civilisation musulmane » est le plus objectif quoiqu'il omette d'indiquer que des chrétiens et des juifs participèrent de façon importante aux créations prestigieuses (et même à la plupart des traits culturels) émanant de cette aire culturelle dominée par l'Islam. Le terme d'arabe, mal pris des Iraniens et des Turcs entre autres, souligne l'origine ethnique du ciment idéologique musulman et la langue qui servait de véhicule favori à cette culture. Il est naturellement très prisé des Arabes qui subodorent un anti-arabisme conscient ou inconscient chez ceux qui en utilisent un autre. Mais il fait tort à tous ceux, très nombreux, qui participaient pleinement à cette culture et à cette civilisation et qui ne se reconnaissaient nullement comme Arabes, ni même comme « enfants d' Arabes », arabisés. Le terme mixte d' « arabo-musulmane » qu'on emploie beaucoup a l'inconvénient de suggérer une équivalence entre ses deux éléments. Il ne peut se justifier pleinement qu'appliqué aux musulmans se réclamant d'une origine arabe.

 Les inconvénients apparaissent nettement quand on aborde le problème de la sclérose ou de la décadence de cette civilisation. Les Arabes appellent « décadence » (inhitât) toute la période où la suprématie dans le monde musulman passa de façon patente à des États gouvernés par des Turcs (ou des turquisés), notamment quand ceux-ci dominèrent le monde de langue arabe. Pourtant, les XVIe et XVIIe siècles, période de décadence pour les Arabes soumis, font partie d'une époque où l'Islam dirigé par les Turcs ottomans eut des victoires fulgurantes, où les Empires ottoman, iranien et mogol de l'Inde eurent un éclat culturel très grand avec de magnifiques créations intellectuelles et artistiques.

Une certaine polémique anti-arabe a voulu tirer parti, dans une tonalité raciste, de ce caractère pluri-ethnique de la civilisation médiévale pour dénier aux Arabes toute créativité culturelle, toute qualité «civilisée». Elle a repris, sans le savoir, les arguments des sba' ûbiyya médiévaux. Il y a là une confusion de concepts très nocive et beaucoup de mauvaise foi haineuse. Les créateurs culturels, au sein de cette civilisation, furent soit des Arabes, soit des arabisés, soit des musulmans qui n'étaient Arabes à aucun titre. Si le nombre des Arabes de souche, tirant leur origine des tribus de la Péninsule arabique, parmi cette élite, fut relativement réduit, c'est simplement que la proportion de ceux-ci par rapport aux arabisés, et encore plus aux musulmans dans leur ensemble, était, elle aussi, peu élevée. Mais le nombre des créateurs arabisés était important. Or, les arabisés figurent en majorité parmi ceux qui s'appellent et qu'on appelle aujourd'hui, à juste titre, Arabes. Il y a donc incohérence et mauvaise foi à nier les qualités culturelles des Arabes d'aujourd'hui en se référant au petit nombre des Arabes d'Arabie parmi les créateurs d'autrefois. De telles attaques peuvent expliquer l'attachement des Arabes au terme de « civilisation arabe » appliqué à la civilisation musulmane du Moyen Age, terme que l'objectivité nous contraint aussi à n'accepter qu'avec réserves.

[Maxime RodinsonLes Arabes]

  

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